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• Updated
08 February 2023
IJN

Sign language, a remarkable source of knowledge for linguistic research

La langue des signes (LS) est une langue naturelle émergée et évoluée spontanément au cours du temps par la pratique de ses locuteurs : la communauté sourde. C’est également l'un des piliers de l'identité et de la culture sourde. Au sein de l’Institut Jean Nicod, l’équipe de linguistique  “Langue des Signes (LDS)” étudie sous divers angles les capacités cognitives humaines qui sous-tendent la production et la compréhension de cette langue. Entretien avec Carlo Geraci, directeur de LDS qu’il a fondé en 2015 et Jeremy Kuhn, chargé de recherche de l’équipe, autour de leur travail, de l'apport de la langue signée apporte à la linguistique et la façon avec laquelle les chercheur.ses s’engagent à leur tour pour vis-à-vis de la communauté sourde.


 

La langue des signes pour comprendre la structure fondamentale et universelle du langage 

Initialement groupe de recherche intégré à l'équipe de linguistique LINGUAE de l'Institut Jean Nicod, LDS devient une équipe à part entière en 2019, donnant un nouvel élan et une reconnaissance supplémentaire à l’étude de la langue des signes, longtemps mise à l’écart de la linguistique. La LS est pourtant particulièrement intéressante du point de vue de cette discipline car elle utilise une modalité - c'est-à-dire une façon de communiquer le langage - complètement différentes des langues orales. “Au lieu d’utiliser les cordes vocales, les oreilles et les signaux auditifs que sont les ondes sonores, la LS utilise le mouvement des mains, du corps, du visage, et le système visuel” explique Jeremy Kuhn. Cette particularité permet, en étudiant les similitudes entre les LS et les langues orales, d’extraire les processus qui font le fondement universel d’un langage. “Si on trouve les mêmes schémas et processus dans une langue signée et dans une langue orale, les principes responsables de ces schémas sont plus susceptibles d'appartenir à la nature fondamentale du langage” explique le chercheur américain. A l’inverse, un schéma différent entre des langues et modalités différentes va plutôt suggérer un artéfact de la langue en question”.

Cette façon d’appréhender la linguistique est appelée la grammaire générative. Cette approche, fondée par le linguiste Noam Chomsky dans les années 50, est l’idée que la grammaire est un système inné et universel à tous les humains, qui se développe à partir d’un programme génétique, sous l’influence de l’environnement. "La recherche en grammaire générative, c'est mettre un accent sur la façon dont on assemble les pièces pour générer la langue : dont on met des sons ensemble pour obtenir des mots, des mots ensemble pour former des phrases, et même des phrases jamais entendues auparavant !” indique Jeremy Kuhn. C’est par cette approche que l’équipe construit son travail et appréhende la langue des signes. Dans cette perspective, la LS peut être décrite avec les concepts développés pour les langues orales mais occupe aussi, par sa modalité différente, une place de choix pour étudier et renforcer l’idée d’une grammaire universelle et innée. 

C’est cet intérêt pour la linguistique qui attire d’ailleurs Jeremy Kuhn, alors jeune chercheur américain à New York, vers l’étude de la langue signée. “J’ai commencé par prendre des cours de LS américaine pour mon enrichissement personnel. Puis quand j'ai commencé mon programme de doctorat à NYU, il est devenu progressivement évident pour moi que la LS avait des perspectives intéressantes à offrir à la linguistique en général et à la sémantique en particulier. En 2015, il y avait en plus très peu de travail sur la sémantique en LS et j'étais donc dans une bonne position pour essayer de pousser cela. J'ai continué à prendre des cours de LS américaine puis des cours de LS française ici à Paris”.

Théorie, phylogénie et neurosciences : la langue des signes sous toutes ses coutures !

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Jeremy Kuhn, CR CNRS, 
​​équipe Langue des Signes

 

Étudier les capacités cognitives de l’humain à produire et comprendre le langage peut se faire de façon très variée. Le directeur d’équipe Carlo Geraci s'intéresse à la syntaxe : comment les signeurs assemblent les mots et signes pour générer des phrases complexes, comment l’ordre des signes créé différents types de construction etc. Dans un autre registre, Jeremy Kuhn est spécialisé en sémantique - l’étude du sens, de la signification des signes - et étudie l’iconicité dans la langue des signes : le lien de ressemblance entre la forme et le sens de ce qui est signé. Le chercheur explique d’ailleurs cette iconicité est souvent beaucoup plus abstraite qu’on ne le croit : “le signe arbre en LS française ressemble directement à un arbre, avec les doigts qui formeraient les branches, mais on retrouve en fait beaucoup d’autres types d’iconicités plus abstraites dans les signes, qui représentent des notions comme la pluralité ou la possibilité par exemple”.

La façon dont certains sons nous paraissent contrastifs - c’est-à-dire vraiment différents dans leur fonction et leur sens - et d’autres non, est appelée  perception catégorielle. “En anglais par exemple, explique Carlo Geraci, les deux sons ‘n’ présents dans les mots ‘thin’ (fin) ou ‘thing’ (chose) sont perçus comme contrastifs, parce qu'ils sont liés à deux concepts différents dans le lexique anglais. En français, ces deux sons ne sont au contraire pas perçus comme différents car ils ne donnent jamais de sens différents dans notre langue”. C’est à ce processus, encore très peu appliqué à la LS, que s'intéresse Justine Mertz, post-doctorante de l’équipe. La jeune chercheuse a montré que cette capacité est également présente pour la LS française. Les locuteurs de la LS interprètent certains signes différents comme contrastifs et d'autres non, en fonction de ce qui est enregistré dans le lexique de la LS française.

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Justine Mertz, post-doctorante, équipe LDS

Bien qu’elle ait une approche majoritairement théorique, l’équipe développe aussi des projets expérimentaux, notamment avec des chercheur.ses du Département d'Étude Cognitives (DEC) de l’ENS auquel appartient l'Institut Jean Nicod. Léna Pasalskaya, doctorante de l’équipe sous la co-tutelle de la psycholinguiste Sharon Peperkamp (LSCP), étudie par exemple l’effet des erreurs de langage en LS et comment ces erreurs sont perçues et tolérées ou non par les signeurs. “Prenez un étranger qui parle français : bien sûr, il fait parfois des erreurs, dont certaines que vous repérez et tolérez, qui ne gênent pas votre compréhension. D'autres erreurs, à l’inverse, ne passent pas, vous dites alors, là, non, c'est complètement faux ! explique Carlo Geraci. C'est ce que Lena étudie dans la LS, en enregistrant les erreurs de signes les plus irritantes pour comprendre ce qui les rend ainsi”. Cette proximité avec les différent.e.s chercheur.ses du DEC donne aussi à l’équipe la possibilité d’utiliser du matériel expérimental de neurosciences pour le développement de projet en neurolinguistique. LDS collabore notamment avec le groupe Audition de Daniel Pressnitzer (Laboratoire des Systèmes Perceptifs), ce qui peut paraître surprenant pour un groupe travaillant sur la communauté sourde ! Ce groupe dispose d’un protocole d’électro encéphalogramme permettant d’enregistrer les signaux cérébraux de personnes écoutant différentes langues orales. Dans cette collaboration, l’équipe utilise le dispositif sur des personnes observant une vidéo en LS, afin d’examiner s’il est possible d’associer des signaux cérébraux spécifiques à la compréhension des signes. 

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Carlo Geraci, DR CNRS, directeur de l’équipe LDS

Dans un autre projet d’envergure en collaboration avec l’université du Michigan et Paris Duffan, l'équipe s'intéresse aussi à la phylogénie des différentes langues des signes, c'est-à-dire la façon dont elles sont reliées entre elles. “Le fait que le français soit différent de l'anglais, qui est différent du japonais, nous renseigne sur les capacités cognitives dont nous disposons pour apprendre une langue.” indique Jeremy Kuhn. C’est la même chose pour les langues des signes ! Car si nous parlons ici de la langue des signes, ce n’est non pas en référence à une langue universelle mais bien à une famille, constituée de plus d’une centaine de langues des signes différentes recensées dans le monde. “L’idée est de comprendre, en s'intéressant aux similarités et différences dans le lexique contemporain des différentes LS, comment elles sont liées entre elles, précise Carlo Geraci. Notre but étant de reconstruire les familles de langues des signes et d'éventuellement retrouver un ancêtre commun à ces différentes langues ! Nous savons par exemple qu'historiquement, la LS française a été le centre de diffusion de la LS dans de nombreux pays européens…”.

L'interaction entre les communautés sourdes et entendantes donne souvent lieu à un environnement linguistique riche et unique. C’est par exemple le sujet du travail de thèse d’Angélique Jaber, doctorante de l'équipe qui travaille sur l'acquisition du langage chez des personnes entendantes, nées dans une famille de sourds et exposés dès la naissance à une langue parlée et à une LS. Ces personnes, qui ont pour langue maternelle à la fois une langue des signes et une langue parlée, sont connues sous le nom de bilingues bimodaux. “Je suis l'un de ces bilingues bimodaux, ajoute d’ailleurs Carlo Geraci, je parle l’italien et la LS italienne car mes deux parents sont sourds, ce qui explique aussi ma forte motivation de départ pour travailler sur ce sujet".


Travailler sur une communauté : une recherche teintée de réflexion militante

Étudier la langue d’une communauté minoritaire au sein d’un plus grand groupe a certaines conséquences sur la réflexion et l’approche développées par les chercheur.ses de l’équipe. “ Si nous tirons quelque chose de notre relation avec la communauté sourde pour notre travail, nous devons aussi donner en retour. Parce que nous sommes en contact avec elle et que nous connaissons certaines de ses luttes et que nous sommes dans une position où nous pouvons faire entendre notre voix à différents niveaux” indique Jeremy Kuhn.

Un sujet particulièrement présent dans les réflexions et travaux de l’équipe est celui de l’importance de la LS dans l’éducation des enfants sourds, aujourd'hui majoritairement ignorée. Cette situation est dûe en partie au débouchés du congrès international pour l'amélioration du sort des sourds de Milan en 1880, qui promeut l'oralisme dans l'enseignement scolaire en Europe. Ce courant entend enseigner la langue orale aux sourds en se concentrant sur la lecture des lèvres et la production de sons, au détriment des gestes, qui ne sont utilisés que lorsqu’ils aident à la compréhension du français oral. L’oralisme prend alors largement le pas sur l’enseignement scolaire de la LS, fortement découragé voir proscrit dans certains cas durant une centaine d'années. “Je trouve cela vraiment surprenant, soulève Jeremy Kuhn, parce que 1980, ce n'est pas si loin…”. “La conséquence c’est aussi que l'intégration des sourds aux intellectuels au plus haut niveau a complètement disparu pendant ces années et les personnes sourdes ont été traitées comme des subordonnés des entendants” ajoute Carlo Geraci.

La LS est donc aujourd’hui rarement apprise aux enfants sourds, qui naissent la plupart du temps dans des familles entendantes. “La surdité des bébés est généralement considérée avec une approche médicale. C'est-à-dire avec l'idée qu'il s'agit d'un problème qui doit être résolu, d'un sens qui manque à une personne, et que tout doit être fait pour que cette personne devienne ce qu'elle aurait dû être : une personne entendante.” explique le chercheur américain. Sans considérer l'avancement de la technologie médicale pour l’audition comme fondamentalement mauvaise, Jeremy Kuhn s’inquiète du fait qu’elle ne tienne pas compte de deux choses : “Premièrement, même les meilleures technologies de récupération de l'ouïe ne sont pas parfaites. Ensuite, il y a tellement plus de choses qui comptent dans le fait d'être une personne, surtout dans les premières années de la vie d'un enfant, qui sont si importantes pour le développement linguistique et cognitif ! Il faudrait changer de perspective et se demander comment adapter la société pour fournir rapidement des accès à un langage accessible“. Une situation déplorée par Carlo Geraci qui renchérit : “la plupart du temps, les mots d'un médecin sont plus importants que ceux d'un linguiste…”.
 

Les membres de l’équipe ont notamment travaillé de concert à la traduction en français de l'article “Soutien aux parents d'enfants sourds : Questions courantes et réponses informées, fondées sur des données probantes”, originalement publié par Humphries et ses collègues en 2019 dans l'International Journal of Pediatric Otorhinolaryngology.  Cet article soutient le rôle primordial de la LS dans l'acquisition du langage, le développement cognitif et l'alphabétisation des sourds. “Ce que nous faisons, et je pense que nous le faisons de manière militante, indique Carlo Geraci, c'est de soutenir les programmes de recherches scientifiques qui montrent combien il est important d'exposer les personnes sourdes à la LS dès la naissance. En tant que scientifiques cognitifs et linguistes, nous savons qu'il y a un avantage fondamental à cet enseignement, et qu’il n'est jamais préjudiciable à l’enfant”.

Au-delà de la réflexion, des actions concrètes de sensibilisation et de valorisation.

LDS s'implique dans des actions variées de sensibilisation sur leur sujet de recherche, la culture et les personnalités de la culture sourde. L'année dernière, les membres de l’équipe ont participé à l’organisation d’un événement grand public pensé par Émi Matsuoka, en apportant leur expertise en linguistique. Cette doctorante de l’ENS en science politique, elle-même sourde, a eu l’idée d’organiser "Fais-moi signe", une journée de présentation des différents aspects de la recherche sur la culture et l’histoire sourde.
 

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Ferdinand Berthier, surnommée Napoléon des sourd-muets par Victor Hugo (injs-paris.fr) et la salle Ferdinand Berthier à l’ENS.
 

Mais l’objectif de l'équipe est principalement de s’adresser directement à la communauté sur laquelle ils travaillent.  “En linguistique, il est toujours bien d’essayer de donner en retour à la communauté que vous étudiez, explique Jeremy Kuhn. Nous essayons régulièrement de présenter le type de travail que nous faisons au public sourd”. Il y a 10 ans,  LDS a organisé un important évènement à destination de la communauté en invitant Yves Delaporte à Institut national de jeunes sourds de Paris, un lieu emblématique de la culture sourde. L'événement célébrait la carrière de directeur de recherches français, auteur de la première description ethnographique du monde des sourds “Les sourds, c'est comme ça” et fervent défenseur de l’éducation bilingue bimodale pour les enfants sourds. “Il y a deux ans, beaucoup de salles de l'ENS ont été renommées et il y a eu cet appel à noms, ajoute le chercheur américain. Nous avons proposé celui de Ferdinand Berthier". Cet intellectuel et militant sourd du 19ème, professeur de l'Institut national des sourds-muets de Paris (actuellement l’Institut National des Jeunes Sourds de Paris) étant une des figures de l'éducation culturelle et de l'activisme politique sourd.

Carlo Geraci et Justine Mertz, post doctorante de l’équipe, sont aujourd’hui en train de mettre en place des visites de l’ENS pour un public sourd : “l'objectif est d'accueillir les gens à l'ENS, de faire visiter ce lieu particulier et de montrer vraiment sur quoi on travaille ici” explique Jeremy Kuhn. Et si cela permet d’éveiller des vocations, cela réjouirait le directeur de l'équipe, qui espère pouvoir accueillir plus d’étudiant.e.s et chercheur.ses sourd.e.s comme ce fut le cas avec Mirko Santoro. Aujourd’hui chargé de recherche CNRS au laboratoire Structures formelles du langage à Paris 8, Mirko Santoro vient de recevoir la médaille de bronze CNRS 2022 pour ses recherches en morphologie sur la LS italienne.

Les actions de LDS vers la société ne sont pas seulement des événements de sensibilisation et d’information sur la recherche. Leurs travaux sont parfois directement valorisés afin de pouvoir être concrètement utiles à la communauté sourde. C’est le cas du travail de Charlotte Hauser, ancienne doctorante de l’équipe, qui a développé à partir des recherches qu’elle a menées au sein de l’équipe, le projet Lang’Action. Ce projet entend développer un outil permettant aux professionnels de santé de détecter des troubles cognitifs et linguistiques dans un public sourd en utilisant des tests diagnostiques en LS Française.