Prix
Mis à jour
19 novembre 2021
IJN

Histoire des Conférences Jean-Nicod de philosophie cognitive, par Pierre Jacob

A l'occasion des conférences Jean-Nicod données par Frances Egan (Rutgers university, New Jersey), retour sur l'histoire des conférences Jean-Nicod de philosophie cognitive par Pierre Jacob, philosophe de l'esprit,  directeur de recherche émérite au CNRS et premier directeur de l'Institut Jean-Nicod. Texte original ci-dessous.

Du groupe du Vendredi aux Conférences Jean-Nicod de philosophie cognitive 

À la demande de deux de mes collègues, Frédérique de Vignemont et Roberto Casati, trop jeunes pour avoir été les témoins directs des événements que je rapporte ici, j’évoque librement certains de mes souvenirs de l’époque de la création des Conférences Jean-Nicod de philosophie cognitive. 


Du Friday group au CREA

Le premier prix Jean-Nicod de « philosophie cognitive » fut attribué, en 1993, au philosophe Jerry Fodor (1935-2017). Celui-ci prononça donc les premières Conférences Jean-Nicod de philosophie cognitive au printemps de cette année-là. Le récipiendaire du Prix s’engage normalement à prononcer quatre conférences et à en publier le contenu en un livre : les conférences de Fodor furent publiées par MIT Press en 1994, sous le titre The Elm and the Expert, Mentalese and its Semantics. Fodor était, à l’époque, « le » philosophe emblématique de la philosophie des sciences cognitives. Il défendait une conception computationnelle des processus mentaux, l’hypothèse du langage de la pensée et la modularité des mécanismes de traitement des informations perceptives. Ses travaux occupaient le carrefour entre la philosophie analytique de l’esprit et du langage, la linguistique, la psycholinguistique et les sciences cognitives. 

Ce carrefour nous passionnait. « Nous », c’est-à-dire un petit groupe de philosophes membres du CREA (« Centre de recherche en épistémologie appliquée »), UMR du CNRS et de l’Ecole Polytechnique dirigée alors par Jean-Pierre Dupuy et hébergée dans des locaux de l’Ecole Polytechnique, à Paris, rue Descartes, près du sommet de la pente septentrionale de la Montagne Sainte-Geneviève, aux pieds du Panthéon. C’était il y a vingt-huit ans. 

Le deuxième conférencier Jean-Nicod (au printemps 1994) fut le philosophe Fred Dretske (1932-2013) que j’admirais profondément. Le contenu de ses conférences fut publié par MIT Press, en 1995, sous le titre Naturalizing the Mind. J’avais rencontré Dretske lors d’une conférence à Bielefeld, en Allemagne, en 1990. À mon retour à Paris, j’ai immédiatement lu son livre de 1988, Explaining Behavior, qui m’a enthousiasmé. J’ai donc ardemment plaidé auprès de mes collègues pour qu’il fût le deuxième conférencier Jean-Nicod. Ce qu’ils acceptèrent facilement. 

Pour comprendre la genèse de la création de ces Conférences, il faut d’abord remonter onze ans avant 1993. C’est en 1982 que s’est formé le groupe dit du « Vendredi » (le Friday group), composé d’amis linguistes, philosophes, psychologues et anthropologues cognitifs, dont Daniel Andler, Scott Atran, Dick Carter, Gilles Fauconnier, François Recanati, Juan Segui, Dan Sperber et moi-même, et auxquels se sont ensuite joints Pascal Engel et Joëlle Proust. La plupart des membres du groupe du Vendredi avaient deux points communs : nés vers le milieu du siècle dernier, ils avaient séjourné dans un contexte universitaire anglophone où la philosophie dominante était la philosophie dite « analytique ». Grâce au psychologue cognitif Juan Segui, nous avons obtenu une salle, rue Serpente, à l’université Paris 4, près de la Seine, pour y tenir des séminaires où l’orateur (soit un invité, soit l’un d’entre nous) était régulièrement découpé en rondelles par les autres. Le premier exposé du groupe du Vendredi a été prononcé par le philosophe Paul Horwich (qui enseignait à l’époque au MIT). Grâce à Daniel Andler, la majorité des membres de ce groupe a eu l’opportunité de rejoindre le CREA en 1988. 

Ce sont donc les membres du groupe du Vendredi devenus membres du CREA, c’est-à-dire des philosophes travaillant à l’interface avec les sciences cognitives (dont la linguistique, la psychologie cognitive et les neurosciences cognitives), qui, en 1992-1993, ont convaincu le CNRS et l’EHESS, puis ultérieurement l’ENS, de créer des conférences annuelles de « philosophie cognitive » destinées à faire connaître en France (et ailleurs) l’apport réciproque de la philosophie aux sciences cognitives et des sciences cognitives à la philosophie. Nous avons donné à ces conférences annuelles le nom de Jean Nicod. Philosophe et logicien français (1893-1924), il fut l’élève du philosophe et logicien Bertrand Russell à Cambridge (en Angleterre). Il étudia notamment l’induction et fut l’auteur d’un merveilleux petit livre sur la géométrie naïve intitulé La géométrie dans le monde sensible — deux sujets qui nous passionnaient. Incidemment, le syntagme « philosophie cognitive » est devenu pour moi indissociable de l’ironie implicitement véhiculée par la question que mon père (un biologiste moléculaire) se plaisait à me poser rituellement lorsque j’allais le voir : « Alors comment va la philosophie cognitive aujourd’hui ? »  


La philosophie analytique en France 

En France, la philosophie dite « analytique » et les sciences dites « cognitives » se sont développées plus tard que dans d’autres pays (la Grande-Bretagne, les USA, l’Allemagne ou les Pays Bas). La philosophie analytique est née principalement du projet d’utiliser la logique créée par Gottlob Frege (1848-1925) et Bertrand Russell (1872-1970) pour élucider des problèmes philosophiques. En bref, la philosophie dite « analytique » entend mettre la logique au service de l’analyse des pensées ou des propositions exprimées par l’usage des phrases des langues naturelles.  

On peut en donner deux exemples paradigmatiques : l’un emprunté à Frege, l’autre à Russell. Dans un texte de 1892, Frege s’est demandé comment expliquer le fait que certains jugements d’identité puissent être à la fois vrais et informatifs. La proposition (ou la pensée) exprimée par la phrase « Cicéron n’était autre que Cicéron » est vraie mais elle n’est pas informative. En revanche, la proposition exprimée par la phrase « Cicéron n’était autre que Marcus-Tullius » est à la fois vraie et informative. Pour expliquer la différence, Frege introduisit la distinction entre le sens et la référence d’un nom propre. « Cicéron » et « Marcus-Tullius » désignent un seul et même individu : ils ont la même référence. C’est pourquoi l’identité est vraie. Mais ils sont des sens différents. C’est pourquoi l’identité est informative.

Dans un texte de 1905, Russell a montré comment paraphraser le contenu des propositions exprimées par des phrasesdes langues naturelles contenant des descriptions définies (des expressions précédées par l’article défini « le » ou « la ») comme "Le plus grand de tous les entiers est pair" ou "Le roi de France est chauve", dans les termes de la théorie logique qu'il était en train d'élaborer. Il a posé la question suivante : la proposition exprimée par un énoncé de la phrase "Le plus grand de tous les nombres entiers est pair" est-elle vraie, fausse, ou ni vraie ni fausse ? Selon Russell, la proposition est fausse. Pourquoi ? Parce que selon la théorie russellienne des descriptions définies, ce qu'exprimevraiment quelqu'un qui énonce la phrase en question est la conjonction des trois propositions suivantes : 

(i)              Il existe au moins un nombre entier qui est plus grand que tous les entiers.

(ii)            Il en existe au plus un. 

(iii)           Le nombre entier unique plus grand que tous les entiers est pair.

Les clauses (i) et (ii) offrent une paraphrase logique de l’unicité de la description définie. Or la clause (i) est fausse. Donc la conjonction entière (i)—(iii) est fausse aussi, puisqu’une conjonction n’est vraie que si tous les membres de la conjonction sont vrais ; sinon elle est fausse. 

Le résultat inattendu de l’analyse russellienne, c’est la démonstration que la forme grammaticale de la phrase française masque la forme logique authentique de la proposition exprimée : la proposition exprimée est une proposition générale et non une proposition singulière, comme le suggère la forme grammaticale sujet-prédicat de la phrase. Cette démonstration a trouvé un écho plus tard dans la distinction proposée par le fondateur de la linguistique générative, Noam Chomsky, entre la structure profonde et la structure superficielle des phrases des langues humaines. 

À l’époque de la formation du groupe du Vendredi, la philosophie enseignée dans les universités françaises était d’avantage tournée vers l’histoire (dont l’histoire de la philosophie et aussi l’histoire de la condition humaine) que vers l’analyse logique des propositions. À l’exception de quelques universitaires remarquables, dont Jules Vuillemin (1920-2001), Gilles-Gaston Granger (1920-2016) et Jacques Bouveresse (1940-2021), la majorité des professeurs de philosophie, en France, ignoraient la philosophie analytique. Mais Vuillemin et Granger étaient des élèves de l’historien de la philosophie Martial Guéroult (1891-1976) ; et Bouveresse fut leur élève. C’est probablement pourquoi ils ont tous les trois abordé la philosophie analytique surtout sous un angle historique et exégétique, plutôt que, comme les philosophes analytiques eux-mêmes, pour résoudre des problèmes ou dissoudre des faux problèmes. (Incidemment, à mon entrée au CNRS, j’ai été affecté à l’UMR que dirigeait Granger à Aix-en-Provence et que j’ai quittée pour rejoindre le CREA.) 


La philosophie des sciences cognitives en France 

On fait généralement remonter la naissance des sciences cognitives à ce qu’il est convenu d’appeler « la Révolution cognitive » des années 1950 qui fut concomitante du rejet du béhaviorisme en philosophie et en psychologie. Le mot « cognition » est formé sur la racine du verbe latin cognoscere qui veut dire savoir ou connaître. Quant à l’expression « sciences cognitives », elle désigne un conglomérat de disciplines dont la psychologie, la linguistique, l’intelligence artificielle, les neurosciences, certains secteurs de la physique, ou encore l’anthropologie et même la philosophie. Si les modes d’administration de la preuve ne sont pas homogènes entre ces disciplines, elles partagent le même objectif d’étudier les processus cérébraux grâce auxquels les membres de l’espèce humaine et d’autres espèces construisent leurs représentations du monde. Certains de ces processus (comme la perception et certains aspects de la mémoire) sont probablement partagés par les membres de l’espèce humaine et d’autres espèces. D’autre processus de transmission de l’information, dont la communication verbale, sont probablement propres à l’espèce humaine. Pour autant qu’elles partagent un projet intellectuel commun, ces sciences reprennent avec des outils expérimentaux et des modèles théoriques nouveaux le projet traditionnel de la « philosophie de la connaissance ».  

Or, la communauté scientifique française a pris conscience du potentiel intellectuel des sciences cognitives tardivement. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, grâce aux efforts de chercheurs en neurosciences et en neurobiologie (dont Jean-Pierre Changeux, Marc Jeannerod, Michel Imbert, Alain Berthoz ou André Holley), les institutions scientifiques françaises (dont le CNRS et l’INSERM) ont décidé de soutenir le développement des sciences cognitives en France. 

On peut mentionner trois dates symboliques. La première, c’est la création en 1990 du DEA de sciences cognitives de Paris (l’ancêtre du Master de sciences cognitives), dispensé initialement par l’université Pierre et Marie Curie-Paris 6 et l’EHESS, grâce au travail de coordination de Michel Imbert. La deuxième, c’est la création en 1998, par le CNRS, de l’Institut des sciences cognitives de Lyon conçu et dirigé par Marc Jeannerod. Incidemment, entre 1994 et 2000, j’ai quitté le CREA pour participer avec Marc Jeannerod à la préparation de l’Institut des sciences cognitives de Lyon. La troisième date symbolique, c’est la création en 2001 du DEC (département d’études cognitives), à l’ENS de Paris, dont Daniel Andler fut le premier directeur. 

Il est remarquable que presque cinquante ans après la parution de Syntactic Structures (1957) du linguiste Noam Chomsky (1928-) — l’un des manifestes de la Révolution cognitive — ni la linguistique théorique, ni la psychologie cognitive n’étaient officiellement enseignées à l’ENS. 

En tant que philosophes, nous avons énormément bénéficié de notre intégration à la communauté des chercheurs en sciences cognitives. D’une part, le DEA de sciences cognitives de Paris créé en 1990 par Michel Imbert (et ancêtre de l’actuel master de sciences cognitives) nous a permis de nouer, à travers des co-directions de mémoires et de thèses doctorales, des collaborations fructueuses avec des expérimentalistes. D’autre part, la pleine intégration de l’IJN au DEC a, elle aussi, été une source d’interactions interdisciplinaires fécondes pour les chercheurs de l’IJN. 

Avant la fondation de l’IJN, j’avais noué avec Marc Jeannerod (1935-2011) qui dirigea l’Institut des sciences cognitives de Lyon une collaboration consacrée à l’interprétation des dissociations entre la perception visuelle et les actions visuellement guidées. Entre 2003 et 2009, j’étais directeur de l’IJN et Emmanuel Dupoux était directeur du LSCP. Nous avons activement collaboré à l’étude expérimentale du développement de la cognition morale chez les enfants humains, grâce notamment à la co-direction de trois thèses de doctorat : celles de Florian Cova, Marine Buon et Belonia Gabalda. Les meilleurs philosophes excellent dans l’art des « expériences de pensée ». Ce que j’ai retenu de mes collaborations avec des expérimentalistes, c’est l’art d’extraire d’une hypothèse testable une étude expérimentale réalisable en temps réel.    

La composition du comité initial du Prix Jean Nicod reflétait fidèlement la volonté d’illustrer la complémentarité entre la science et la philosophie dans l’étude des processus cognitifs. Le président et le secrétaire du comité étaient deux philosophes : Jacques Bouveresse et François Recanati. Les membres du comité incluaient aussi un neurobiologiste (Jean-Pierre Changeux), deux chercheurs en neurosciences cognitives (André Holley et Michel Imbert), un psychologue cognitif (Jacques Mehler), deux chercheurs en intelligence artificielle (Mario Borillo et Jean-Gabriel Ganascia), trois philosophes (Elisabeth Pacherie, Philippe de Rouilhan et moi) et Dan Sperber (chercheur lui-même à cheval sur la pragmatique linguistique, la psychologie cognitive, la philosophie et l’anthropologie cognitive).  

 

Coda

En 2001, la plupart des membres du groupe du Vendredi ont quitté le CREA pour former une nouvelle UMR CNRS-EHESS (puis CNRS-EHESS-ENS), à laquelle a été donnée le nom d’« Institut Jean Nicod » (IJN). J’en ai été le premier directeur, François Recanati le deuxième et le troisième (en activité) est Roberto Casati. En 2021, deux linguistes, membres du groupe du Vendredi (Dick Carter et Gilles Fauconnier), nous ont quittés. Des rescapés du groupe du Vendredi qui ont fondé l’IJN, l’un (François Recanati) a été élu professeur au Collège de France, les autres ont atteint l’âge canonique de l’éméritat. 

 

POUR EN SAVOIR PLUS