Harry Potter, Game of Thrones, Star Wars, Le Seigneur des Anneaux, One Piece, Pokémon, Avatar, Zelda ou encore Final Fantasy. Ces fictions ont en commun de se dérouler dans un monde imaginaire, qui diffère de notre monde réel. Qu’ils soient issus de films, de séries, de romans ou de jeux vidéo, les mondes imaginaires s’imposent aujourd’hui comme une caractéristique centrale pour qu’une fiction devienne un succès culturel. Comment l’expliquer ? Quels sont les fondements psychologiques qui sous-tendent notre attrait pour ces fictions ? L’article « Why Imaginary World ? » publié dans le journal Behavioral and Brain Sciences propose de répondre à cette question par une approche évolutionniste interdisciplinaire.
Entretien avec Edgar Dubourg, doctorant en sciences cognitives à l’Institut Jean-Nicod et premier auteur de la publication.
Le succès récent des mondes imaginaires
Les mondes imaginaires sont définis par Edgar Dubourg et Nicolas Baumard par deux critères principaux : celui de l’importance relative accordée au monde imaginaire dans la fiction par rapport à l’intrigue et aux personnages, et celui de la dimension spatiale ou géographique du monde.
« Cette définition permet de réaliser quelque chose d’intriguant : les mondes imaginaires sont extrêmement récents. Bien sûr, comme nous l’expliquons dans l’article, de nombreux mondes imaginaires sont créés dès l’antiquité, puis au Moyen-Âge jusqu’à l’époque moderne, mais ils sont souvent peu utiles, pauvres en détails ou trop lointains pour être considérés. Dans l’Odyssée d’Homère (VIIIème siècle avant notre ère), l’île mythique d’Ogygie sur laquelle Ulysse est détenu est une sorte de monde imaginaire. L’île n’est pas importante en elle-même et ne fait que servir l’intrigue, qui repose sur le voyage. Dans le Taketori monogatari, un roman japonais du Xème de notre ère (l’un des premiers textes japonais en prose), Kaguya-hime est une sélénite (une habitante de la lune). Mais, quand bien même la lune est considérée ici comme un monde imaginaire (car le créateur, à l’époque de l’écriture de cette œuvre, n’avait aucune information sur la lune et ainsi invente un monde imaginaire à partir de la lune), son environnement n’est jamais vraiment décrit ».
Edgar Dubourg rappelle que l’une des premières fictions accordant une place importante au monde imaginaire est la Divine Comédie de Dante. Elle met en avant la géographie du monde, sa structure et ses caractéristiques spécifiques au-delà des éléments qui servent simplement l’intrigue. « D’ailleurs, durant le XVème siècle, un architecte du nom d’Antionio Maneti a créé une carte à partir de ce texte. Cette première carte imaginaire a lancé un débat très original pour l’époque : de 1450 à 1600, les intellectuels italiens l’ont débattu tout en essayant de l’améliorer à partir des écrits originaux, ce qui est l’un des premiers signes, dans l’histoire de la réception littéraire, d’un intérêt prononcé pour un monde imaginaire en lui-même ».
Dans l’histoire des mondes imaginaires, l’univers de la Terre du Milieu de J. J. R. Tolkien marque une étape cruciale « Il pousse le degré de cohérence et de complétude du monde très loin, inventant, entre autres, une géographie, une histoire, des espèces, des alphabets et des langages, dans un monde totalement imaginaire. Il est sûrement le premier à renverser cette hiérarchie entre intrigue et monde dans une fiction ». A travers le comportement de ses lecteurs, qui demandent toujours plus de cartes et de détails, le doctorant explique qu’on observe pour la première fois que le type d’information qui intéresse les consommateurs de fiction, ce sont des éléments relatifs au monde imaginaire spécifiquement.
« Explorer des mondes imaginaires pour les mêmes raisons que nous explorons des environnements dans la vie réelle »
Comment expliquer que les mondes imaginaires apparaissent si tardivement dans l’histoire littéraire, dans des cultures variées ? Et comment expliquer qu’à partir du moment où elles émergent, elles deviennent si rapidement extrêmement populaires tout autour du monde ?
L’hypothèse soutenu par l’article est que l’attraction humaine pour les mondes imaginaires dans les fictions repose sur les préférences exploratoires, qui sont des préférences biologiques. « L’espèce humaine, comme tous les animaux mobiles, ont évolué des mécanismes cognitifs, ou des préférences, pour gérer un dilemme évolutionnaire, celui du choix entre explorer ou exploiter. Toutes les espèces vivantes mobiles doivent continuellement faire ce choix, par exemple pour chercher des ressources. Dois-je exploiter l’environnement que je connais déjà, ou dois-je aller chercher des ressources dans un environnement que je ne connais pas encore et que je dois donc explorer ? » L’article réunit et croise ainsi des résultats de plusieurs disciplines des sciences cognitives dans une approche théorique interdisciplinaire. « Ce dilemme a été étudié dans des disciplines très variées, en neurosciences, en écologie comportementale, en biologie évolutionnaire, en psychologie expérimentale, et nous résumons dans notre article les travaux qui caractérisent et expliquent ces préférences exploratoires ».
Edgar Dubourg explique que ces préférences sont aussi plastiques, plus ou moins évoquées selon l’environnement, de façon adaptative. « Par exemple, dans un environnement pauvre en ressources, instable et dangereux, partir explorer est risqué, et donc coûteux : si l’individu ne trouve pas ce qu’il cherche, il n’aura aucune ressource pour survivre, il devrait plutôt consacrer son temps et son énergie à exploiter des ressources. A l’inverse, dans un environnement riche et moins dangereux, les individus peuvent se permettre d’explorer, car les ressources ne viendront pas à manquer même si l’exploration "ne paye pas" ».
Les auteurs expliquent donc une préférence culturelle pour les mondes imaginaires grâce à une préférence biologique évoluée qui est celle des préférences exploratoires. « On veut explorer des mondes imaginaires dans les fictions dans les mêmes circonstances, et pour les mêmes raisons, que nous explorons des environnements dans la vie réelle ». La nouveauté de cette approche est de tenter d’expliquer cette préférence culturelle autant dans son universalité que dans sa variabilité : si les préférences culturelles reposent sur des préférences cognitives qui s’activent plus ou moins selon certaines variables, il devrait être possible de les prédire et de les expliquer grâce à ce raisonnement.
Prédire les préférences culturelles grâces aux préférences cognitives
De leur hypothèse, les auteurs dérivent toute une série de prédictions fines et non-triviales sur les caractéristiques des consommateurs de fictions avec mondes imaginaires. « Par exemple, nous prédisons que les personnes plus exploratoires seront plus attirées par les fictions avec des mondes imaginaires (nous avons testé et vérifié cette prédiction avec une large base de données). Nous prédisons également que certains individus, notamment ceux vivant dans des environnements plus riches et plus stables, trouveront les mondes imaginaires plus intéressants, parce que leurs préférences exploratoires seront plus intensifiées ». Un autre exemple est celui du public jeune, à qui on a tendance à associer des fictions avec des mondes imaginaires. « Des recherches en psychologie du développement et en biologie évolutionnaire montrent que les individus juvéniles sont plus exploratoires, c’est-à-dire plus motivés à explorer, et parfois mêmes meilleurs dans des tâches qui nécessitent d’explorer, que des adultes. Cela s’explique au niveau ultime. Chez l’humain, le coût évolutionnaire associé à l’exploration, par exemple le risque de pénurie de ressources, est compensé par l’investissement parental, c’est-à-dire par les ressources et la protection apportées par les parents. Ainsi, d’un point de vue évolutionnaire, c’est-à-dire au niveau d’explication ultime, il est plus avantageux pour un enfant d’explorer son environnement. Si les mondes imaginaires exploitent ces préférences exploratoires, les fictions avec des mondes imaginaires devraient davantage plaire à des enfants, qui ont naturellement des préférences exploratoires accrues. À ma connaissance, notre hypothèse cognitive et évolutionnaire est la seule qui explique pourquoi les jeunes sont davantage conquis par les mondes imaginaires que les adultes ».
L’article explore aussi des prédictions sur l’évolution des mondes imaginaires : « Si notre intérêt pour les mondes imaginaires s’explique grâce à nos préférences exploratoires, alors les producteurs de fictions devraient, dans le futur, rendre les mondes imaginaires davantage "explorables", pour garantir le succès de leurs œuvres. Cette hypothèse s’inscrit dans le cadre théorique sperberien plus large de l’attraction culturelle, qui pose que les stimuli déjà intéressants et captivants pour notre cognition seront sélectionnés et rendus plus intéressants encore par ceux qui produisent des items culturels. On prédit ainsi que les fictions devraient comporter de plus en plus de technologies narratives qui permettent d’inclure plus d’informations relatives aux mondes imaginaires, comme des cartes, des glossaires, des manuels ou des encyclopédies ».
Edgar Dubourg précise que les prédictions de cet article théorique devront être testées dans le futur pour que l’hypothèse du papier soit éprouvée et vérifiée : par des études expérimentales ou computationnelles pour tester, puis répliquer les résultats de chacune des prédictions générées par l’hypothèse principale, en contrôlant différentes variables et en éprouvant aussi les hypothèses alternatives. Les auteurs mentionnent ainsi les résultats d’études culturelles, littéraires et de sociologie qui confirment ou infirment ces prédictions pour ouvrir la voie aux analyses futures. « Par exemple, Anne Besson décrit un processus exaltant, qui s’amplifie depuis les premiers indices repérés par Umberto Eco, d’une "encyclopédisation” des savoirs fictionnels : les consommateurs veulent des informations riches et ordonnées sur les mondes imaginaires, ce qui explique qu’ils consacrent tant de temps et d’énergie à les repérer et les recenser dans des encyclopédies en ligne qui ressemblent à Wikipédia, et qu’on appelle des "Fandoms". Par exemple, le Fandom Star Wars contient à ce jour 167 792 pages, décrivant des éléments du monde imaginaire. Toutes ces observations et ces analyses vont dans le sens d’une évolution culturelle vers des mondes de plus en plus "explorables" ».
Plus généralement, l’article ouvre aussi des perspectives pour la poursuite de l’étude des éléments attractifs dans les fictions. « Cette recherche pourrait permettre de mieux comprendre les fondements psychologiques de notre attrait pour les fictions, à une époque où, dans le monde entier, nous consacrons tous de plus en plus de temps et d’argent à la production et la consommation de fictions, tous médias confondus ».
Un projet de recherche nourri par une passion pour les mondes imaginaires
Quand on lui demande quel est son monde imaginaire favori, Edgar Dubourg cite le Monde des Sorciers (ou Wizarding World) de J.-K. Rowling. « Je considère la chance d’avoir grandi avec cette œuvre littéraire majeure. C’est un monde qui continue d’être élargi et approfondi par sa créatrice, ce qui n’est plus le cas d’Arda de Tolkien, par exemple. Enfin, je trouve fascinant cette idée complètement innovante qu’a eu J.-K. Rowling, de dissimuler des sortes d’îlots imaginaires au sein d’une représentation fidèle du monde réel. Le monde réel est présent dans tout le cycle d’Harry Potter, mais il est augmenté de lieux magiques, dissimulés aux yeux des simples humains (les Moldus). C’est ce qui donne envie de les explorer. ».
Le doctorant ajoute avoir aussi été récemment fasciné par un nouveau monde imaginaire, celui du manga L’Attaque des Titans. Dans cette fiction, les personnages sont enfermés dans l’enceinte étriquée de murailles circulaires afin d’être protégés de la menace des Titans. Seul les Bataillons d’Exploration, constitués des meilleures recrues, s’aventurent hors des murs pour chercher à accumuler des connaissances sur le monde extérieur, que les personnages en sont venus à oublier après des années d’enfermement. « Ils parlent des grandes étendues de sable (les déserts) et d’immenses quantités d’eau salée (les océans) avec des étoiles dans les yeux. Cela renverse la logique du monde imaginaire : pour ces personnages, dans cette fiction, notre monde réel est leur monde imaginaire, qu’ils se doivent d’explorer… »
POUR EN SAVOIR PLUS
Dubourg, E., & Baumard, N. (2021). Why Imaginary Worlds?: The psychological foundations and cultural evolution of fictions with imaginary worlds. Behavioral and Brain Sciences, 1-52. doi:10.1017/S0140525X21000923L’équipe Evolution & Social Cognition de l’Institut Jean Nicod
Edgar Dubourg est diplômé du Bachelor de Sciences Po Paris et d’un Master de recherche en théorie de la littérature (ENS-Sorbonne-EHESS). « À la suite de ce Master, et après avoir suivi quelques cours fascinants du Cogmaster de l’ENS durant ma formation, j’ai voulu m’orienter vers les sciences cognitives. J’ai découvert le PhD Program du Département d’études cognitives, et j’ai été sélectionné en 2020. Depuis, dans le cadre de ce programme, je suis les cours du Cogmaster et je poursuis mes recherches. » En thèse à l’Institut Jean-Nicod sous la direction de Nicolas Baumard, il se concentre aujourd’hui sur l’attrait pour les mondes imaginaires dans les fictions via une approche évolutionniste interdisciplinaire des fondements psychologiques des fictions.