En 2007, l’abstention aux premiers tours de l’élection présidentielle et des élections législatives touchait respectivement 16% et 39,6% des français.es. En 2022, ces chiffres grimpent à 26% et 52,5%. Les français.es seraient-ils/elles atteint.es d’une fatigue démocratique ? Mais pourquoi voter ? Et comment trouver une procédure de vote légitime et motivante pour les citoyen.nes ?
L’article "The expressive power of voting rules" de Sacha Bourgeois-Gironde et Joao V. Ferreira, membres de l'Institut Jean Nicod, publié dans Social Choice and Welfare, teste une nouvelle façon prometteuse et peu étudiée d'évaluer les règles de vote : la comparaison de l'utilité expressive que les électeurs et les électrices tirent du vote, indépendamment du résultat du vote.
Choisir la bonne règle de vote
Pourquoi voter ? Dans une démocratie, où la souveraineté appartient au peuple, on s’organise pour pouvoir prendre des décisions de manière commune. C’est ce que cherche à permettre le vote : transformer un ensemble de préférences individuelles en une préférence collective.
Le vote doit donc représenter légitimement les électeurs et les électrices. En théorie du vote, la discipline de l’approche axiomatique considère que pour que le choix social qui résulte d’un vote soit considéré comme légitime, la procédure utilisée doit cocher plusieurs critères ou « axiomes » désirables. Prenez par exemple l’élection du prochain président français : la procédure ne doit pas donner lieu à des résultats contradictoires tels que Mme Chaise est préférée à M. Tabouret qui est préféré à Mme Fauteuil qui est préférée à Mme Chaise. Il est aussi souhaitable que la procédure ne soit pas manipulable et que les électeurs et les électrices s’expriment sincèrement sans tenter de mettre en place des stratégies qui ne reflètent pas leurs véritables préférences. Par exemple, je choisis de voter pour M. Tabouret qui est populaire et reflète moyennement mes idées, plutôt que pour Mme Chaise, ma candidate préférée mais peu connue et que j’imagine n’avoir aucune chance de gagner. Sachant que Mme Fauteuil est à l’opposé de mes opinions politiques, je préfère voter pour M. Tabouret plutôt que de prendre le risque d’avantager Mme Fauteuil.
L’approche axiomatique étudie quelles règles de vote correspondent le mieux à ces critères, mais la procédure parfaite ne semble pas encore exister… Des résultats très célèbres de cette discipline montrent que réunir tous les axiomes est difficilement réalisable. Pour ne citer qu’un exemple, le théorème de Gibbard-Satterthwaite énonce la difficulté d’avoir en même temps une règle non-dictatoriale (qui n’élit pas toujours le/la même candidat.e quels que soient les votes individuels) et non-manipulable. La question de la sincérité est centrale. Elle touche à la manière dont les électeurs et les électrices ont l’impression que leurs vraies préférences peuvent être prises en compte et si cela vaut la peine d’exprimer ces préférences à travers telle ou telle procédure de vote.
L’utilité expressive du vote : un intérêt intrinsèque à voter ?
Si je regarde à mon niveau, pourquoi moi, un humain dans la société, décide de voter ? La motivation seule de l’obtention d’un résultat social légitime ne résout pas le célèbre paradoxe du vote : Si nous étions rationnels ou égoïstes, étant donné que dans le cas d’une large élection la probabilité qu’un vote individuel change le résultat final de l’élection est quasi-nulle, le coût de l’acte de voter est supérieur à son espérance de gain. Voter relèverait donc d’une forme d’irrationalité ou d’altruisme de notre part.
Une explication alternative est que nous retirions une utilité intrinsèque, indépendante des conséquences, à s’exprimer à travers l’acte de voter. C’est cette notion d’utilité expressive que Sacha-Bourgeois Gironde et João Ferreira mettent en place dans leur article. Les auteurs testent une hypothèse n’ayant pas donné lieu à une étude comparable jusqu’ici : s’il est vrai que les individus retirent une utilité du seul fait de pouvoir s’exprimer à travers le vote, indépendamment du résultat du vote, alors si une règle de vote particulière leur offre la possibilité d’exprimer plus exactement leurs préférences, cette utilité expressive devrait s’en trouver augmentée et cela devrait se manifester, sur le plan collectif, par une plus grande participation électorale.
Mesurer la participation électorale en fonction de l’utilité expressive de différentes règles de vote
Les auteurs ont invité environ 2000 participant.es en Grande-Bretagne à se prononcer sur différents choix de politique de santé publique au moment de la crise du Covid 19. Les participant.es ont été assigné.es aléatoirement aux trois procédures de vote suivantes, par ordre croissant d’expressivité : le vote majoritaire (par lequel on ne distribue qu’un point sur son/sa candidat.e préféré.e, comme la présidentielle française), le vote par approbation (à travers lequel on peut distribuer un point sur un.e ou plusieurs candidat.es), et une version légèrement modifiée de la règle de Borda (qui consiste à ne donner aucun point à son option la moins favorite, un point à la pénultième, deux points à l’antépénultième, etc., ). Au moment du vote en ligne, les participant.es devaient accomplir un effort cognitif équivalent à l’acte de voter dans une élection « réelle ».
En premier lieu, aucune différence significative en termes de participation électorale n’a été observée en fonction de la règle assignée. En revanche, lorsque l’on assigne aux participant.es une règle de vote et qu’on leur donne la possibilité de comparer cette règle avec une autre plus ou moins expressive, les règles relativement plus expressives donnent lieu à un niveau de participation significativement plus élevé. Les auteurs ont aussi observé qu’un plus grand pouvoir expressif de la règle induit une meilleure représentation des véritables préférences des individus : quand on leur donne le choix de s’exprimer plus finement, les individus sont moins enclins à manipuler la règle de vote.
Casser la routine procédurale pour remotiver au vote ?
Cette étude montre que les électeurs et les électrices semblent réellement animé.es par un désir d’expression de leurs préférences, ici concernant l’administration du bien public. Les auteurs suggèrent que les électeurs et les électrices sont soumis.es, au cours de leur existence démocratique, à une sorte de routinisation procédurale – d’usage répété d’une même règle de vote – qui estompe leur motivation civique.
Les auteurs mettent en lumière certaines conditions sous lesquelles les différences dans les possibilités de mieux s'exprimer peuvent ou non influencer la participation. En particulier, ils suggèrent que la conscience de règles de vote alternatives (et donc la présence de points de référence explicites) semble nécessaire pour accroître la participation. Dans un contexte de l’augmentation de l’abstention politique, si une réforme électorale cherchait à augmenter le pouvoir expressif des procédures de vote, les auteurs suggèrent que le gouvernement pourrait lier cette réforme à une campagne d'information fournissant des détails sur la nature des anciennes et des nouvelles règles, mettant ainsi en avant de manière plus directe que dans notre contexte actuel, les avantages expressifs de ces dernières.
Les auteurs de cette publication concluent que le phénomène abstentionniste ne serait pas uniquement le fait de l’hypothèse régulièrement mise en avant d’un désabusement vis-à-vis de la chose publique ou un désaveu du personnel politique, mais aussi simplement par la perte de contact du corps électoral avec la possibilité de pleinement (ou du moins suffisamment) s’exprimer par le vote.
Bourgeois-Gironde, S., Ferreira, J.V. (2023). The expressive power of voting rules. Soc Choice Welf