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Mis à jour
06 décembre 2021
IJN

Sourions-nous à la Joconde ?

Lorsque nous interagissons avec un autre humain, nous utilisons le « mimétisme facial », c’est-à dire une réaction motrice, qui nous fait imiter les expressions faciales de la personne que nous observons, ce qui pourrait jouer un rôle dans la contagion émotionnelle et aider à la compréhension des états mentaux d'autrui. Mais que se passe-t-il lorsque nous observons non pas directement nos congénères mais des représentations plus ou moins abstraites de visages dans des œuvres d’art ? L’article publié dans la revue Psychology of Aesthetics, Creativity, and the Arts et issu de la thèse pluridisciplinaire d’Amel Achour-Benallegue, effectuée à l’Institut Jean Nicod, répond à cette question en mesurant les contractions musculaires faciales à l'aide de la technique de l'électromyographie (EMG). 

Cet article décrit la partie expérimentale d'une thèse pluridisciplinaire sur le mimétisme facial face aux représentations artistiques et ethnographiques qui mettent en scène des visages. La psychologie cognitive s’est intéressée depuis longtemps aux expressions faciales humaines et aux réactions qu’elles suscitent chez les observateurs. Or ces visages et leurs expressions sont également présents dans les représentations artistiques et ethnographiques que l’on peut observer un peu partout dans le monde. Ces représentations constituent un point commun transculturel dans la figuration, qui suggère l’hypothèse de la présence d’éventuels points communs dans les processus cognitifs mobilisés lors de l’interaction avec ces images. Ainsi, la compréhension de l’interaction avec les représentations de visages, notamment artistiques, mérite d’être explorée par une approche cognitive et expérimentale. 

Amel Achour-Benallegue et ses collègues proposent de tester l’hypothèse du mimétisme facial sur les représentations de visages dans l’art, le mimétisme des expressions faciales humaines étant déjà défendu par un grand nombre d’études. Pour cela, les chercheurs utilisent l’électromyographie : cette technique mesure la contraction musculaire et permet de vérifier si les muscles faciaux des observateurs réagissent de manière congruente avec les représentations des visages visionnées. Par exemple, la représentation d’un visage souriant dans un portait artistique peut être associée à la représentation de ce qui aurait résulté du mouvement du muscle zygomaticus (muscle contracté lorsque nous sourions) du visage représenté. Si le muscle zygomaticus des personnes qui observent ce portrait souriant est activé au moment de regarder cette image, nous pouvons parler d’un mimétisme. Par ailleurs, cet article explore également les réactions émotionnelles des observateurs, via le questionnaire d’auto-évaluation SAM (Self-Assessment Manikin scale), afin d’explorer la présence d’une contagion émotionnelle et mieux expliquer les réactions électromyographiques. 

FACE
A gauche : Positionnement des électrodes du dispositif d'enregistrement EMG sur le visage d’un participant.
A droite : Régions musculaires mesurées dans l’étude présentée par l’article.

Les résultats de cette étude montrent que les visages dans les représentations artistiques et ethnographiques stimuleraient un mimétisme facial à l’instar des visages humains, seulement ceci n’a pu être observé que dans les muscles zygomaticus et depressor (les muscles entourant la bouche). Cette observation pourrait être expliquée par un biais dû à la culture des participants. Les réponses au questionnaire montrent que les expressions faciales dans les représentations artistiques pourraient susciter une contagion émotionnelle, du moins en tant qu’affect de l’éveil physiologique*. La confrontation de ces résultats avec la littérature laisse supposer que la contagion émotionnelle et la compréhension des états mentaux d’autrui pourraient être induits par les expressions de la bouche dans les représentations artistiques via le mimétisme. Ainsi, le mimétisme dans la partie inférieure du visage pourrait jouer un rôle dans les interactions sociales médiées par les différentes représentations de visages dans diverses cultures.

Portraits
Figure 2 Représentations artistiques et ethnographiques de visages dans différents formats utilisés pour l’expérience (robot, animation par ordinateur, manga, dessin, peinture et sculpture) issues de différentes cultures (contemporaine : scientifique, animation, bande dessinée ; extrême orientale 13e,14e siècle, européenne 17e,18e,19e siècle).


L’originalité de cette recherche réside dans l’étude du mimétisme face aux représentations de visages dans l’art, y compris les représentations non-réalistes où les visages ne reproduisent pas l’anatomie humaine à l’identique. Cette recherche tient également son originalité à l’ambition, qu’elle cible, de faire dialoguer des disciplines différentes comme l’anthropologie de l’art et la psychologie cognitive. Cette étude ouvre de nouvelles pistes de recherche sur la question de l'interaction sociale avec les représentations de visages dans l’art et c’est la première à avoir mis en relation le mimétisme et les processus qui lui sont corrélés (la contagion émotionnelle et la compréhension des états mentaux d’autrui) à la théorie de l’agentivité de l’art d’Alfred Gell**. Les résultats apportent un soutien à la théorie de l’agentivitéde l’art, c’est-à-dire sa capacité à agir sur le monde et l’impacter, dans le cas des représentations de visages. Les agentivités sociales, telles que les intentions, pourraient ne plus être de simples concepts abstraits, mais trouver un véritable corrélat dans les processus cognitifs tels que l’émotion incarnée, c’est-à-dire la façon dont les informations provenant du corps influencent nos émotions. 

* Aussi connu sous le terme « arousal », l’éveil physiologique désigne l’état psychophysiologique qui traduit une activation aussi bien dans le système nerveux autonome (ex. accélération du rythme cardiaque) que dans le système endocrinien, qui se manifeste, entre autres, par une plus grande sensibilité perceptive. 

**Plutôt qu’un objet de contemplation esthétique, Gell pense l’art comme un moyen d’agir sur ses destinataires dans le but de captiver et fasciner, comme une technique ou un procédé au service de l’action. Pour Gell, l’interaction avec l’art (ou les artefacts en général) est portée par une relation, qu’il appelle « abduction de l’agentivité », qui consiste dans l’inférence des intentions et facultés d’action d’un objet qui est vu comme une autre personne.  

 

POUR ALLER PLUS LOIN

Amel Achour-Benallegue et al., “Facial Reactions to Face Representations in Art: An Electromyography Study.,” Psychology of Aesthetics, Creativity, and the Arts (October 7, 2021)

Thèse de Amel Achour-Benallegue, effectuée sous la direction de Gwenaël Kaminski, Laboratoire CLLE UMR 5263, Université Toulouse - Jean Jaurès (UT2J) et Jérôme Pelletier, directeur de l’équipe FICTION à l’Institut Jean Nicod