Les deux chercheurs ont étudié le contenu d'environ deux mille pièces de théâtre du début de la période moderne en Angleterre et en France, sur trois cents ans, et extrait la fréquence relative des mots liés à la coopération et la domination. En partant de l'hypothèse selon laquelle le contenu de ces textes reflète les préférences des auteurs et du public, ils ont évalué les tendances des préférences en matière de coopération au fil du temps, leur lien avec les révolutions démocratiques et la manière dont ces tendances ont coexisté avec le développement économique. L’objectif principal était de tester si les préférences liées à la coopération avaient précédé ou suivi les premières révolutions démocratiques modernes, et si la montée de ces préférences avait précédé ou suivi le développement économique. 

L’exploration des déterminants environnementaux et psychologiques du soutien aux institutions démocratiques

Les études sur les transitions démocratiques au XXe siècle montrent que celles-ci coïncident avec l'évolution des attitudes culturelles. « Par exemple, explique Mauricio Martins, l'établissement et le maintien de la démocratie sont plus probables dans les sociétés où l'ouverture, la tolérance politique et la confiance sont plus élevées. » Cependant, un long débat a eu lieu sur la question de savoir si les changements culturels étaient principalement une cause ou une conséquence de l'évolution des institutions. En effet, les institutions démocratiques peuvent également générer de nouvelles préférences et accroître le sentiment de liberté, de confiance et de coopération. Mauricio Martins et Nicolas Baumard ont choisi de tester le sens de cette relation causale au début d’une période particulière et unique, la période moderne où de nouvelles formes d'institutions démocratiques étaient en train de se développer en Angleterre et en France. « Cette période est particulièrement intéressante, car à l'époque, ces pays ne pouvaient pas fonder leur impulsion réformiste sur le désir de copier le succès économique et culturel des démocraties libérales existantes » explique Mauricio Martins.

L’utilisation du traitement automatique du langage naturel

Les chercheurs ont choisi d’analyser des pièces de théâtre (tragédies et comédies) du début de la période moderne en Angleterre et en France. « Nous avons fait ce choix là parce que ce genre est présent très tôt dans l'ère préindustrielle, contrairement aux romans. Nous avons limité notre échantillon aux pièces de théâtre afin de conserver une matière première aussi similaire que possible tout au long des trois cent années que couvre notre recherche » précise Mauricio Martins. Les méthodes de traitement du langage naturel* ont été utilisées pour calculer automatiquement la fréquence de groupes de mots liés à la "coopération" et à la "domination", et pour construire un ratio coopération/domination. Les chercheurs ont ensuite analysé comment le ratio coopération/ domination évolue dans le temps, par rapport aux révolutions démocratiques. Ils ont constaté une augmentation des mots liés à la coopération au fil du temps par rapport aux mots liés à la domination dans les deux pays. « Nous documentons plutôt une lente montée des préférences pour la coopération, telles que des émotions empathiques, des attitudes prosociales et des personnages dignes de confiance qui culminent au moment des révolutions démocratiques » précise Mauricio Martins. Ils constatent aussi que l'augmentation accélérée des mots liés à la coopération a précédé à la fois la guerre civile anglaise (1642) et la révolution française (1789).

La psychologie de la coopération a plus de chances de s'exprimer dans les périodes d'abondance

Les deux chercheurs ont également constaté que l'augmentation du produit intérieur brut par habitant a généralement entraîné une augmentation des mots liés à la coopération. Mauricio Martins explique que la théorie sous-jacente, appelée théorie de l'histoire de la vie (LHT), suppose que les conditions environnementales affectent notre comportement et nos préférences. Les individus dans des contextes de privation sont souvent préoccupés par la subsistance à court terme et développent un ensemble de stratégies optimisées pour récolter des récompenses immédiates. « Cela est rationnel car dans des environnements incertains, les récompenses à long terme peuvent ne pas être disponibles » explique-t-il. L’augmentation du niveau de vie libère l'individu de la subsistance immédiate. Lorsque l'environnement est plus stable, il est enfin possible d'investir dans l'avenir. Dans ce contexte, la coopération est considérée comme un investissement dans l'avenir. En effet, établir une relation de coopération consiste à aider quelqu'un dans l'immédiat en vue d'être aider éventuellement dans le futur. Ainsi la psychologie de la coopération a plus de chances de s'exprimer dans les périodes d'abondance que dans les périodes de privation. 

L’étude des états psychologiques dominants, un outil pour prédire les mouvements historiques

L'objectif principal de ce programme de recherche est de développer un modèle de changement social qui prend en compte l'évolution des états psychologiques, y compris les attitudes, les préférences, les émotions dominantes et les sujets de préoccupation. « Nous pensons que ce modèle est satisfaisant, affirme Mauricio Martins. Il y a souvent un décalage entre le type de contenu que nous trouvons dans la fiction (romans, films, théâtre, etc.) et la mise en œuvre des concepts connexes dans la société. Cela est vrai pour les concepts techniques tels que ceux présents dans la science-fiction, mais aussi pour les valeurs et les normes morales. » En d’autres termes, les changements psychologiques précéderaient les changements culturels qui eux-mêmes précéderaient les changements politiques. « Au Portugal, d'où je viens, ajoute-t-il, des sujets sensibles comme l'avortement, l'homosexualité et les drogues étaient courants dans les émissions de télévision au début des années 90, plus d'une décennie avant l'adoption d'une loi visant à légaliser les drogues, l'avortement et le mariage homosexuel. La chute de l'influence de la morale catholique dans la loi aurait pu être prédite à travers l’observation de ces changements culturels. »

Au cœur des prochaines études, la révolution industrielle et l’amour

A suivre, deux études dans lesquelles seront utilisés le même échantillon et les mêmes techniques. Dans la première étude, les chercheurs tenteront de comprendre si des changements psychologiques importants ont conduit à la révolution industrielle, notamment à travers l’étude de traits psychologiques positifs tels que la créativité, la persévérance dans son travail etc. Dans la deuxième étude, ils tenteront d’analyser la relation entre l'évolution de l'amour dans la fiction et les conditions environnementales à partir de l'hypothèse selon laquelle l'attachement amoureux et la tendresse sont plus susceptibles de s'exprimer dans les périodes où le niveau de vie augmente.

* Domaine multidisciplinaire impliquant la linguistique, l'informatique et l'intelligence artificielle, qui vise à créer des outils de traitement de la langue naturelle pour diverses applications. 

Bibliographie
Martins, M. & Baumard, N. (2020). The rise of prosociality in fiction preceded democratic revolutions in Early Modern Europe. PNAS, doi:10.1073/pnas.2009571117

À propos de Mauricio Martins

Mauricio Martins est actuellement post-doctorant à l’Institut Jean Nicod, membre de l’équipe Evolution and Social Cognition. Docteur en médecine, il est titulaire d'un doctorat en neurosciences de la Faculté de médecine de Lisbonne. Il a étudié les mécanismes cognitifs et neuronaux qui sous-tendent la représentation des hiérarchies dans le cadre de son doctorat et de son premier post doctorat au Max Planck Institut. Ses recherches actuelles portent sur les déterminants socio-économiques et environnementaux de la confiance, de la sympathie et de la pro socialité et sur la manière dont ces tendances psychologiques ont un impact sur la stabilité des systèmes politiques (démocratiques et autocratiques). https://mauriciojdmartins.com

A propos de Nicolas Baumard
Nicolas Baumard est chercheur à l’Institut Jean Nicod, membre de l’équipe Evolution and Social Cognition.  Il combine la biologie de l'évolution avec les sciences sociales (histoire culturelle, anthropologie sociale, philosophie morale, histoire économique, théorie littéraire) pour étudier la nature et la dynamique des phénomènes culturels tels que les jugements moraux, les croyances religieuses, les révolutions politiques et les œuvres d'art. Ses travaux de recherches portent principalement sur les révolutions culturelles dans l'histoire, la structure de la moralité humaine. https://nicolasbaumards.org

A propos de l’équipe Evolution and Social Cognition

L’équipe Evolution and Social Cognition étudie la cognition sociale au sens large (par exemple la moralité, la communication, l'argumentation, l'influence sociale) à la lumière de la biologie évolutive, afin de mieux comprendre une variété de phénomènes sociaux et culturels tels que la religion, la communication de masse, la politique, l'art, les institutions ou les normes sociales. https://esc.dec.ens.fr/fr