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Mis à jour
02 juin 2022
IJN

Pourquoi aimons-nous de plus en plus l’amour ?

L'importance de l'amour dans la culture s'est accrue au cours de la période médiévale et du début de la période moderne en Eurasie, montrant une évolution convergente dans des cultures pourtant aussi différentes que les cultures chinoise, arabe, perse, indienne et japonaise… La construction et l’analyse d’une base de données de fictions littéraires anciennes portant sur 19 zones géographiques et couvrant 77 périodes historiques, soit 3 800 ans, confirme cette tendance dans la fiction littéraire, et l’associe à un fort niveau de développement économique. Les résultats de cette étude intitulée « The cultural evolution of love in literary history », viennent d’être publiés dans Nature Human bahaviour. Entretien avec Nicolas Baumard, chercheur en sciences cognitives à l'Institut Jean Nicod et premier auteur de la publication.

L’amour romantique : une success story fluctuante

L'amour romantique est un sentiment universel, et l'on retrouve des histoires d'amour dans toutes les sociétés: « Tristan et Iseult en Occident, mais aussi Majnun et Layla dans le monde arabe, Khosrow et Shirin dans le monde Perse ou encore Nala and Damayanti en Inde, cite Nicolas Baumard, Aujourd'hui, l'amour est un ingrédient essentiel, voire central, de la fiction, que ce soit dans les romans, les films ou les séries télévisées ».

Mais cela n'a pas toujours été le cas, les historiens de la littérature occidentale ont noté que les fictions romantiques sont plus fréquentes à certaines périodes que dans d'autres. « Dans les épopées grecques ou les chansons de geste, l'amour, bien que parfois présent, est beaucoup plus marginal, précise le chercheur. En fait, le sentiment amoureux a connu une première hausse pendant la période hellénistique et romaine (on peut penser à Ovide, ou aux romans d'amour grecs comme Daphnis et Chloé), puis de nouveau à partir du XIIe siècle (Tristan et Iseult, Lancelot et Guenièvre, etc.) et ce jusqu'à nos jours, où les histoires d'amour sont plus nombreuses, plus centrales et plus égalitaires aussi ». Si tout cela est connu depuis longtemps, ce qui l'est moins, c'est que des périodes de hausse sont aussi observées dans les autres parties de l'Eurasie : « sous les dynasties Tang et Song en Chine, pendant la période Heian au Japon, la dynastie Gupta en Inde, les Abbassides dans le monde arabe… ». 

 

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Tristan et Iseut - la mort des amants / L'évanouissement de Laylah et Majnun / Nala se réunit avec Damayanti ©Wikimedia Commons

L’étude de ces fluctuations du thème de l’amour dans l’histoire de la littérature permet de souligner un certain pattern, qui semble faire coïncider l’évolution de la littérature romantique avec les périodes de développement économique des sociétés. D’après Nicolas Baumard, cette observation n’est d’ailleurs pas nouvelle : « c’est déjà ce qu'avait noté le grand historien du Moyen-Âge Georges Duby… Mais lorsque j'ai découvert ce pattern, je me suis d'abord demandé si c'était vrai : le sentiment amoureux est-il toujours plus fréquent, plus valorisé pendant les périodes de développement économique ? Et si oui, peut-on expliquer ce pattern ? »

 
La création d’une nouvelle base de données de fictions littéraires anciennes romantiques

Mais comment observer et étudier l’importance donné au sentiment amoureux dans une société ? C’est là que la fiction littéraire entre en jeu : « les fictions constituent un matériel idéal pour étudier les préférences, explique le chercheur. Un grand nombre de travaux montrent en effet qu'elles ont tendance à refléter les préférences de ceux qui les consomment : les individus plus explorateurs ont tendance à aimer les récits d'aventure ou de science-fiction, les individus plus sociaux aiment les drames et les comédies romantiques, etc. ». 

Si d’autres types de matériaux auraient pu être utilisés, comme les lettres ou les traités philosophiques, Nicolas Baumard précise que ces derniers se conservent moins bien avec le temps, et qu’ils sont souvent absents dans les sociétés les moins développées. « Ce n'est pas le cas des fictions, même si, évidemment, leur utilisation a également ses limites : les fictions ont été écrites par les classes supérieures pour les classes supérieures, et souvent par des hommes pour des hommes. En fait, on se heurte ici à un problème très empirique : il existe très peu de productions culturelles des classes moyennes et inférieures pour les périodes pré-modernes ».

L’étude de ces fictions amoureuses et de leur association avec le développement économique nécessite également de disposer de données chiffrées, alors que la littérature scientifique sur le sujet était jusque-là essentiellement qualitative. « Ces données sont de plus en plus précises en histoire économique, mais elles n'existaient pas en histoire littéraire. Il fallait donc constituer une base de données des fictions littéraires depuis les débuts de la littérature écrite, explique le chercheur. C'est ce que nous avons fait en utilisant Wikipedia. Wikipedia est en effet un formidable outil scientifique qui est de plus en plus utilisé comme un projet de science collaborative parce qu'il permet de rassembler une masse immense d'information sous un même format, et avec la même rigueur que la littérature scientifique, puisque les articles d'histoire littéraire sont systématiquement accompagnés de références à la littérature scientifique ! »  

Pour autant, utiliser la fiction littéraire pour mesurer l'importance de l'amour n’est pas toujours facile « Différentes cultures, et différentes périodes au sein d'une même tradition culturelle, peuvent utiliser des mots très différents pour parler de l'amour. De plus, dans certaines cultures, les gens ne parlent pas ouvertement d'amour, précise Nicolas Baumard. Pour surmonter ce problème, nous nous sommes concentrés sur l'intrigue et le scénario. Les histoires romantiques partagent des intrigues similaires (coup de foudre, séparations tragiques, amour fidèle et suicide par amour) qui font appel à des éléments psychologiques bien connus de l'amour : idéalisation du partenaire, attachement émotionnel, engagement à long terme et réorganisation des priorités de vie ». Ce sont ces éléments d’intrigues universels aux histoires d’amour, retrouvés tout autour du monde, que les chercheurs ont sélectionnés pour quantifier l'importance du sentiment amoureux dans les fictions décrites dans Wikipedia.

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La dernière rencontre de Launcelot (Dante Gabriel Rossetti, Bitish Musem) et Guenièvre et Romeo et Juliette (Ford Madox Brown , Delaware Art Museum), deux illustrations issues d’histoires faisant appel aux éléments psychologiques universels de l’amour romantique : coup de foudre, séparations tragiques, amour fidèles etc…

Des préférences culturelles dessinées par la croissance économique

La mise au point et l’analyse de cet énorme base de données a tout d’abord permis aux chercheurs de confirmer l’association entre importance du sentiment amoureux et développement économique, puis d’aller plus loin que cette simple association. « Nous avons montré que le développement économique avait un effet causal sur le sentiment amoureux. Pour cela, nous avons eu recours à des méthodes issues de l’économie pour tester la causalité d'une association statistique. Nous avons montré que les régions européennes qui, en raison d'un sol favorable, se sont développées plus fortement avec l'introduction de la charrue lourde sont aussi celles qui ont vu se développer une littérature plus romantique ». Le chercheur précise qu’il s'agit dans ce cas d'une vraie causalité exogène car la géologie est un facteur extérieur à la littérature romantique, complètement dissocié de celle-ci. « Sauf à postuler que la littérature romantique détermine la quantité de calcaire dans le sol, il faut conclure que c'est vraiment le développement économique, favorisé par un certain type de sol, qui explique l'importance de l'amour romantique ».

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Une des analyses ayant permis de montrer une forte corrélation entre le développement économique et l'occurrence de mots faisant référence à l'amour : la distribution moyenne de de ces mots dans les entrées de Wikipédia par rapport au PIB par habitant.

Un grand nombre de travaux récents montrent que le niveau de vie affecte les préférences individuelles : « quand le niveau de vie augmente, les gens ont tendance à avoir des préférences plus long-termistes, ce qui se reflète dans un grand nombre de domaine, indique Nicolas Baumard, les gens sont plus curieux, plus exploratoires, plus perfectionnistes, ils ont également plus confiance envers les autres, et sont plus optimistes. Bref, il y a tout un "syndrome" de préférences qui changent avec le développement économique ».  Ce syndrome de préférences, qui fait d'ailleurs l'objet d'un séminaire à l'Institut Jean Nicod, comprend la valorisation des relations romantiques durables. « Ce que nous avons montré, c'est que ce mécanisme psychologique explique probablement des changements culturels à long terme, comme l'importance croissance de l'amour romantique dans la vie des gens ».

Les fictions vont-elles continuer à devenir plus romantique avec le temps ? Est-ce que nous avons un certain niveau de saturation ? Est-ce que nous assistons à l'émergence de phénomènes nouveaux comme le polyamour ? Peut-on imaginer des individus qui renoncent à l'amour comme certains renoncent au sexe, « des a-moureux comme il y a des a-sexuels » …?  Autant de questions ouvertes sur lesquelles Nicolas Baumard et ses collègues de l’équipe Evolution et cognition sociale de l’Institut Jean Nicod travaillent en ce moment. 
 

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